
Osons débattre avec
la revue Esprit
Esprit, pilier du milieu intellectuel français, a publié en
juillet un article d’Olivier Mongin "Pourquoi des musées du monde en
pagaille". Il y regrette l'implantation du musée du Louvre à Abu Dhabi, et
argumente ainsi sa position :
Argument 1 : la culture exportée est étrangère aux
habitants du pays, cette implantation contribue ainsi à déposséder les familles
de leur identité. De quel droit exportons-nous notre musée soi-disant
universel.
Argument 2 : c'est une opération spectacle, et un accord
dont l'importance est un leurre puisqu'il repose sur la capacité de financement
du pays hôte, alors même que ses ressources sont limitées dans le temps (rareté
des matières premières fossiles).
Argument 3 : les pays européens sortent perdants et fautifs
de ce type de montages qui les dépossèdent de leurs biens et de leurs marques.
Lecteurs, que pensez-vous de cette argumentation ?
Comme souvent, la grille de lecture des Mondes permet de prendre
du recul sur des idées, séduisantes en apparence. Prouvons-le sur cet exemple :
Une argumentation
porte en elle le « Monde » de celui qui l’exprime. Elle n’est donc
valable que dans son Monde.
Ici, le Monde de l’auteur est « domestique » : une
richesse locale doit être soigneusement préservée localement pour ne pas être
dévoyée. Elle pourra nourrir la profondeur de l'éducation du pays. Elle pourra
être partagée avec les publics qui viendront à sa rencontre dans une démarche
de pèlerinage, et seront ainsi durablement imprégnés de toute sa richesse.
Pourquoi pas, même si cette argumentation oublie que les
richesses de notre même Louvre ont très largement été approvisionnées par les
cultures de pays tiers, qu'ils soient européens - et à l'époque de la Renaissance,
un Paris-Florence était plus difficile qu'un Paris-New York d’aujourd'hui), ou
plus éloignés (la collection égyptienne du Louvre dont on parle beaucoup).
Mais si vous-même
appartenez à un autre Monde, il est logique que l’argumentation ne vous touche
pas, et que vous en ayez une autre. Exemple :
Préserver ses ressources, ses racines, et son identité est
fondamental, car cela nous donne de la force pour croître et nous ouvrir aux
autres sans angoisse. Mais on peut constater que nous vivons dans un monde
ouvert, créé comme tel par l'Homme en réponse à son besoin fondamental de
communication. Vivons-le avec entrain ! Dans ce contexte international, quel
est le rôle que souhaite avoir une institution culturelle ? Je crois, comme le
souligne également Martine Robert dans son article des Échos du 24 juillet "le
mécénat maillon fort de la diplomatie culturelle française" que nos musées
sont porteurs d'un leadership formidable. Qu'ils ont la capacité à incarner,
déployer, diffuser la marque France, et à entraîner derrière eux toute une
reconnaissance et un potentiel de développement pour nos savoir-faire, nos
industries, nos universités, notre modèle social. Et qu'ils ne sortent pas
dépossédés de telles opérations, mais très largement enrichis dans un cercle
vertueux nourri de rencontres et de croissance.
La non-action laissera la place vide pour d'autres, et aura
inéluctablement pour conséquence une réduction de notre sphère d'influence.
L'ouvrage de Frédéric Martel "Mainstream, enquête sur la guerre globale de
la culture et des médias" pointe les stratégies mises en œuvre dans ce
domaine.
Conclusion, en forme
de conseil aux leaders de ce projet (et des projets en général) : pensez Monde
dans vos arbitrages et leurs mises en œuvre.
Si vous choisissez d’aller dans une direction, allez-y à fond
mais ayez conscience qu’il vous faudra trouver les bonnes passerelles pour emmener
vos interlocuteurs vers le Monde que votre projet porte - les équipes, les
gouvernements, les entreprises, les contributeurs et bénéficiaires de
l'opération, les auteurs de la revue Esprit ... Leur engagement est loin d’être
acquis.
Dans le cas du musée d’Abu Dhabi, l'action imposera une
synchronisation avec le pays hôte, sans laquelle la démarche ne sera plus une
démarche de leadership mais une démarche de conquête. Dans le cas du Louvre,
l'ouverture en-cours du département des Arts de l'Islam est un exemple de riche
retombée de cette synchronisation.
P-Val définit le leadership comme "la création d'un Monde
auquel les autres ont envie d'appartenir". A nous de choisir si nous voulons être des leaders.
Thérèse Lemarchand
Vous pouvez aussi relire « L’Art » : Danseuse ? Monde ? Passerelle ?
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